On est en 2013 ; c’est la fin de l’ère de l’iPhone 4 (celui qui ressemble vraiment beaucoup au nouvel iPhone 12), Marseille est ville européenne de la culture, Barack Obama entame son second mandat, Edward Snowden livre les dessous de la CIA au Guardian, La Vie d’Adèle remporte la Palme d’Or à Cannes et le mariage pour tous est promulgué en France. Le contexte est posé.
Hugo Saïas et sa bande de copains préparent leur avenir sur les bancs de leur école de commerce, et prennent vite conscience que leur diplôme ne leur assurera pas un futur brillant. À 5, et sous l’impulsion du futur CEO de Save Damien Morin, ils rassemblent 40 000€ pour ouvrir une petite boutique mal située, dans un quartier peu passant : Save my smartphone. La boutique de réparation de smartphone fait directement écho aux expériences de réparation d’ordinateur de Damien dans son cercle familial, et répondent aux boutiques opaques de Paris 12 qui vous invitent à confier votre précieux téléphone à des inconnus pour des réparations à huis-clos sans certitude de résultat.
« Ça n’est pas l’affluence », confirme Hugo Saïas, mais les premiers retours clients sont dithyrambiques : on aime le service, « l’effet whaou » de la réparation en temps réel sous le nez du client, l’opportunité de discuter et poser des questions, l’effort de pédagogie. Un Genius bar hors-les-murs, en somme, qui répare votre écran cassé pour 70€, et challenge le paradigme qui fait loi à l’époque : téléphone cassé/tiroir/nouveau forfait/nouveau téléphone.
L’objectif est alors bien loin du cas d’école qui participera à la mythification du startupper à succès en France et de la startup nation : ouvrir trois ou quatre boutiques, et développer un modèle 100% retail.
C’est un client qui va faire la différence : entré pour « sauver »son téléphone, il est conquis par l’expérience client que proposent ces jeunes entrepreneurs et ressort directeur général de Save my smartphone, dont il compte bien faire profiter de sa longue expérience en retail.
Le potentiel est identifié, tout va se dérouler très vite.
À la conquête des centres commerciaux… et du monde
Dès juillet 2014, soit un an après l’ouverture de sa première boutique, Save my smartphone signe des contrats avec les plus grosses foncières de la place et crée par la même occasion la monétisation des espaces de circulation en centres commerciaux. Trois corners sont ouverts en Île-de-France, dans les centres de Créteil Soleil et Belle Épine (Val-de-Marne) et Val D’Europe (Seine-et-Marne). Ces trois centres commerciaux resteront tout au long de l’aventure dans le top 10 des sites les plus performants de Save.
Dès l’ouverture du premier corner, la file d’attente est impressionnante. Les« sauveteurs » ont plusieurs années de téléphones cassés et stockés dans des buffets à rattraper, et les clients peuvent quant à eux profiter du centre commercial pendant la réparation. C’est un succès immédiat qui encourage les foncières à pousser pour l’ouverture à crédit de nombreux nouveaux emplacements, en très peu de temps, partout en France. Six mois plus tard, Save compte 10 corners dont 9 en Île-de-France. La gestion est encore à taille humaine, il est encore possible de faire le tour des points de vente, maîtriser l’expérience client, et rester au contact du terrain pour les 5 cofondateurs. Hugo Saïas confie qu’ils auraient pu « s’arrêter là, vivre une vie de commerçants qui ont réussi, ça aurait été très facile ». Mais l’ambition est plus grande, et les camarades sont portés par une équipe très engagée, une aventure entrepreneuriale excitante et ressentie à tous les niveaux de l’entreprise, et des niveaux de marge appétissants que l’on estime à 70%.
C’est le deuxième tournant de l’aventure, celle qui propulsera la petite boutique Save my smartphone vers la startup Save, à la croissance digne de la Silicon Valley.
Dès septembre 2015, soit 1 an et demi après le début du projet, Save boucle une première levée de fonds à 15M€ quand les series A du secteur atteignent généralement 2M€ dans un objectif de scale. Pour Save, c’est l’emballement ; une folie des grandeurs qui pousse à lancer l’internationalisation dans 4 pays, à commencer par la Suède (un succès). L’Espagne suit, et c’est une autre paire de manches : le pouvoir d’achat ne soutient aucune comparaison avec celui des Suédois, l’implantation du smartphone non plus. Bien qu’accompagné pour relever les défis interculturels et logistiques liés à une expansion ultra-rapide, la conquête espagnole est le premier vrai raté de Save. Un signal d’alerte ? Non. Les compères lorgnent sur les États-Unis et l’Asie, qu’ils envisagent de lancer en parallèle. Dans le Sentier, à Paris, où Save a ses quartiers généraux et pose ainsi au passage les premières pierres du Silicon Sentier, tout le monde veut sa part des 15M€, au sujet desquels Hugo Saïas regrette aujourd’hui une « communication mal gérée qui a encouragé une mauvaise interprétation de ce que représente une première levée de fonds ». On fait fi des difficultés—la fuite en avant imposée parles investisseurs, le poids de l’emballement médiatique, une croissance qu’on ne maîtrise plus—pour entrer dans une période de revendications multiples et variées qui transforment la vie chez Save : demandes d’augmentation, congés, primes… très vite, Save c’est aussi un payroll mensuel d’1M€.
En 1 an et demi, Save est passé de 0 à 600 collaborateurs et 10 à 160 points de vente dans 5 pays. Au plus fort de sa croissance, la startup ouvre un corner par jour. « À recruter 5 personnes par jour, on ne peut pas faire les bons recrutements », analyse Hugo Saïas aujourd’hui. Et il est vrai que la startup manque de visibilité sur ses KPIs. Le problème est identifié dès 2013, mais aucune solution sur le marché n’offrant de s’adapter suffisamment à ses besoins, l’équipe développe pendant plus de deux ans en interne un outil de pilotage qui n’arrivera que trop tard pour constater la réalité des chiffres.
Save, première victime de son hypercroissance
L’emballement est tel que les cofondateurs ne touchent plus Terre. « On n’a ni le temps ni les outils pour regarder ce qu’il se passe sur le terrain. On nous assure que les mauvaises nouvelles sont gérées, et on a trop de bonnes nouvelles à annoncer », confirme Hugo. Save recrute à tout va des « Heads of » qui créent des strates opaques entre les cofondateurs et l’opérationnel, très mobilisés sur la définition et l’incarnation de la vision Save.
La bulle grossit : sollicitations quotidiennes de la part des médias, conférences en école de commerce, consultations auprès de membres du gouvernement… C’est un épisode de Sept à Huit sur TF1 qui révèle le malaise. La fracture entre le siège et les corners est réelle, et se consomme à coup de Fatboys® et de parties de PlayStation. La déconnexion du cœur du business s’intensifie aussi, notamment au travers de développements annexes autour d’activités plus tech, comme un projet de marketplace de smartphones reconditionnés.
C’est dans ce contexte et un an après sa series A que Save est approché par le startup studio RocketInternet pour une series B de 50M€. La due diligence préalable met en évidence la réalité du marché de manière crue et violente pour les cofondateurs de Save, qui prennent conscience des effets néfastes de leur hypercroissance. Mais il est trop tard pour reculer et Save négocie un bridge avec ses investisseurs pour tenir jusqu’à la series B tout en embauchant un DAF pour consolider les données en préparation du deal. « Chez Save, on recrutait pour résoudre des problèmes. Il nous manquait une compétence, on recrutait »,explique Hugo. Cependant, face aux premiers chiffres, RocketInternet se retire très vite du deal, et c’est la chute : « Quand le plus gros poisson plante, tout le monde plante ». C’est le temps de la remise en question. Les investisseurs exigent un remaniement dans la gestion de la startup et Save se sépare de son directeur général et de tout le middle-management : des collaborateurs pour la plupart toujours en période d’essai.
« La période la plus dure et la plus intéressante de toute l’aventure », se rappelle Hugo Saïas. Save entre en redressement judiciaire en juillet 2016, et les cofondateurs reprennent la main sur l’activité de la startup. « Jusqu’à présent on était victimes de notre succès. Là, ça fait un bien fou, on enlève plein de couches au millefeuille et on reprend la main sur le business. » La chute est lourde : Save ferme ses 4 pays ouverts après la France et les cofondateurs partent en voiture démanteler un à un les corners et se séparer des réparateurs sur place. L’accompagnement par le tribunal de commerce permet également de mettre en évidence des dysfonctionnements systémiques dans le modèle de la startup : tout le monde se sert, à tous les niveaux, et la marge estimée à 70% est en réalité plus proche des 30%. « On avait accumulé une dette de management impossible à rattraper », explique l’ex-CMO de Save.
Trois ans après l’ouverture de la première boutique, Save recentre son activité sur 70 points de ventes et 250 collaborateurs dont une dizaine seulement au siège, qui en comptait 150 un an plus tôt. Résultat, la startup renoue presque avec la rentabilité. Quand la bulle éclate, Save connaît également un grand taux de défection de ses équipes, plus intéressées à collaborer à la prochaine licorne qu’à sauver Save de la liquidation.
En avril 2017, soit seulement trois ans et demi après le lancement, les cofondateurs, tous âgés de moins de 30 ans, sont confrontés à un dernier choix : investir les vingt prochaines années de leur vie dans l’entreprise et rembourser les dettes accumulées pour redevenir leurs propres patrons, ou rechercher un deal pour s’offrir des chances de sortie à plus court terme. Le roadshow qui s’en suit aboutit à l’acquisition de Save par la nouvelle startup qui fait du bruit, Remade, ainsi qu’à la sauvegarde de tous les emplois. Remade, un reconditionneur, est en pleine diversification et rachète des acteurs du secteur de la téléphonie à tours de bras. Après avoir entamé la franchisation de Save, Remade sera elle aussi victime de son succès avec une liquidation judiciaire qui interviendra un an plus tard. En 2018, un acteur majeur de la réparation mobile en franchise en Europe, Point Service Mobile, rachète Save et en valorise l’asset principal au sein de son réseau : sa marque.
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Ce que l’on retient de la storySave : 5 mythes sur la startup à succès
1. Une startup qui réussit, c’est une startup qui recrute
Le contre-exemple Save : le recrutement à grande échelle sur des temps très courts crée une dette de management qu’il est très difficile de rattraper. Cette hypercroissance aura aussi tendance à isoler les dirigeants du terrain et à les enfermer dans un rôle de vision.
Le conseil d’Hugo : mettre en place des scorecards précises pour évaluer, en amont, le pourquoi d’un recrutement.
2. Le volume des parutions presse est synonyme de succès
Le contre-exemple Save : la presse n’a aucun impact sur l’acquisition clients ou le chiffre d’affaires, et travaille uniquement la notoriété d’une startup et de ses fondateurs. Une attention démesurée portée aux efforts de communication en presse prouve d’ailleurs souvent une perte de focus chez l’entrepreneur.
Le conseil d’Hugo : si on n’a rien à dire, on n’y va pas.
3. Lever des fonds valorise ma startup
Le contre-exemple Save : lever des fonds, c’est prendre beaucoup de risques, avec de nouvelles exigences sur la croissance. Plus on lève, plus la prise de temps et de recul devient difficile ; on n’a plus le temps de restructurer ou consolider son entreprise, même lorsque cela est nécessaire.
Le conseil d’Hugo : prendre le temps de bien mesurer les risques et ce que cela représente pour l’entrepreneur. La levée de fond est souvent synonyme d’une perte de liberté, avec en général un engagement sur 3 ans avant de pouvoir quitter la société avec ses parts.
4. Une startup doit s’internationaliser
Le contre-exemple Save : il est parfois plus porteur de creuser un marché que d’ouvrir un nouveau pays. L’internationalisation représente aussi un risque supplémentaire de perte de contrôle : les temps pour faire le tour des marchés deviennent longs et laborieux.
Le conseil d’Hugo : il faut mesurer l’envie de s’implanter ailleurs au regard du besoin opérationnel de sécuriser ses positions actuelles.
5. Une startup se doit d’être cool
Le contre-exemple Save : il s’agit souvent d’un raccourci, pour contrer l’intensité et la dureté de l’environnement. Le travail en startup, d’autant plus en hypercroissance, demande un investissement personnel sans limite qui trouve son pendant dans le côté « cool » de l’ambiance au bureau.
Le conseil d’Hugo : l’équilibre vie pro/vie perso fait des employés plus performant sur la durée et mieux dans leurs baskets.
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De son côté, Hugo Saïas quitte Save peu de temps après le rachat par Remade, et décide de valoriser sa connaissance de la téléphonie mobile en rencontrant des courtiers en assurance dès l’été 2018. Il fait très vite le constat de leur difficulté à passer au digital et à transitionner vers une nouvelle manière de vendre, plus vulgarisée et plus directe. C’est le début de Coverd. Avec 4 cofondateurs, Coverd se lance officiellement en 2019 et propose des assurances pour smartphones en ligne. Contrairement à Save, Hugo a préféré des experts métiers à une bande de copains au moment de choisir ses co-dirigeants. Il a également opté pour une croissance mesurée et des petits volumes (Coverd compte aujourd’hui 2 000 abonnés) rattachés à des KPI très propres, contrairement aux volumes gigantesques et au manque de visibilité auxquels s’est confronté Save dès ses premiers mois d’activité. Enfin, après un seed à 1,3M€ en mars 2020, il réfléchit à une series A d’ici fin 2021, avec un objectif d’acquisition raisonnable fixé à 10 000 abonnés d’ici un an.
Qui est Hugo Saïas ?
Hugo Saïas est l’un des cofondateurs de Save, une startup lancée en 2013 par une bande de copains. Leur ambition : devenir le leader de la réparation de smartphones en Europe. Très vite le projet devient le centre de l’attention du milieu startup en France : 15 millions d’euros levés, 5 pays ouverts avec 160 points de ventes, et 600 collaborateurs recrutés en seulement 18 mois. Les semaines passent et les fondateurs se rendent vite compte que, malgré la croissance fulgurante de Save, la rentabilité n’est pas au rendez-vous. Hugo cofonde Coverd en 2019, la première assurtech mobile du marché.