28 janvier 2019

L'organisation des entreprises face à l'innovation (épisode 2/2)

1 min

Ecrit par
Laurent Darmon
Laurent Darmon
Directeur Général
Laurent Darmon

Nous avons vu ensemble dans un précédent article comment les enjeux d’organisation de l’entreprise évoluent face à l’innovation et la nécessité d’innover davantage encore. Trois stratégies différenciantes s’offrent alors aux entreprises pour capter une croissance économique moins accessible qu’auparavant. Ces stratégies ne sont pas exclusives et ne s’opposent pas les unes aux autres, au contraire, elles se conjuguent pour maximiser les possibilités d’innovation pour l’entreprise.

Ce n’est pas le plus puissant qui survit, ni le plus intelligent, mais plutôt celui qui sait le mieux s’adapter.

— Charles Darwin

Pour l’entreprise, il s’avère difficile de définir une institutionnalisation de l’innovation

Pour innover, il faut accepter de changer de regard et de prendre autrement des évidences imposées par nos habitudes. C’est ainsi que les designers de talent parviennent à réinventer des objets traditionnels. C’est ainsi aussi que la plupart des secteurs sont réinventés par des entrepreneurs ne venant pas du secteur qu’ils ont disrupté. La désobéissance s’avère une qualité de l’innovateur.

Pour se développer dans un environnement de plus en plus réglementé, il faut parfois savoir « tricher » avec les règles de marché établies : c’est ce que font sur les Uber (contourner le monopole des taxis), Airbnb (transformer les particuliers en professionnels de l’hôtellerie), Linxo (récupérer les données des clients par webscraping) et Amazon (systématiser la vente à perte pour gagner des parts de marché). C’est pour ça qu’on les appelle les « nouveaux barbares ». Jusqu’à ce qu’ils imposent une nouvelle société qui se traduit par une adaptation de la loi. Les réglementations sur les applications géolocalisées de chauffeurs privés, la location saisonnière régulière, le webscraping de données financières et l’intégration du e-commerce dans les calculs de taux de concentration n’ont été effectives que très récemment.

Il se produit la même chose au sein des entreprises avec ces règles tacites et implicites qui forment la culture interne. Des directions métiers vont tenter de se donner des libertés par rapport à l’organisation centralisée et bureaucratique. Dans le secteur de la banque, pour assurer la pérennité du système financier contre le risque systémique, la réglementation a imposé un dispositif de contrôle. Il assure la stabilité au détriment de la capacité d’évolution rapide :

  • la direction de la conformité défend une lecture rigoriste des lois à respecter pour protéger l’entreprise contre des amendes des régulateurs ;
  • la direction du contrôle interne s’assure du respect des procédures pour protéger l’entreprise contre les risques bancaires ;
  • l’inspection générale vérifie la cohérence de l’organisation par rapport aux choix des organes délibérant et décisionnel pour protéger l’entreprise contre un désalignement stratégique ou tactique.

Mais au final, qui protège l’entreprise contre le risque de disruption ?

Si on revient sur les trois éléments qui forment le fondement de la révolution digitale (force de la multitude, explosion des capacités, exploitation des données), on peut légitimement constater que la centralisation des décisions s’oppose à l’exploitation de ces leviers. D’une part, la multitude est contraire au centralisme. D’autre part, la puissance des algorithmes s’affirme en concurrent du dirigeant omnipotent. Enfin, l’exploitation de la data dépasse les capacités de traitement d’un humain, surtout quand on parle de temps réel. Des études ont montré que même le médecin spécialisé trouvait ses limites face à l’intelligence artificielle pour émettre un diagnostic (mais pas du tout pour apporter du relationnel et de l’émotionnel).

Patron, depuis 20 ans, vous payez le travail de mes mains. Si vous me l’aviez demandé, vous auriez pu avoir mon cerveau et mon cœur pour le même prix.

un ouvrier, cité par R. Barrett

L’entreprise doit permettre l’émergence d’idées déviantes

L’organisation en silo oblige à une structuration plus rigide. Ainsi les grandes organisations tendent à préserver :

  • un processus top-down pour arbitrer une roadmap annuelle ;
  • une stricte séparation entre le business owner et l’équipe en charge de délivrer, amenant une déresponsabilisation globale.

Devant la rigidité de cette démarche procédurale et organisationnelle, le corps social doit alors lutter contre l’infantilisation et la peur qui brident l’engagement et la prise d’initiative. Au risque de voir partir les talent les plus dynamiques, ou du moins les plus innovants. La tendance des dirigeants pourrait être de constater que l’innovation vient rarement de la base pour justifier le statu quo alors même que l’organisation contribue fortement à cet état de fait. L’efficacité provient au contraire de la combinaison entre responsabilisation et capacité à faire.

Dans les entreprises gagnantes de la nouvelle économie, on est passé d’une organisation du travail pyramidale à une responsabilité d’une équipe (squad) avec un product owner qui est redevable en run de la qualité vérifiée par le marché de son service. C’est le product owner qui devient responsable de la priorisation des fonctionnalités d’un projet en cohérence avec la stratégie (backlog management). Des réunions transversales entre les product owners assurent la cohérence et le rôle du manager relève des arbitrages nécessaires lorsque des priorités entre deux équipes s’opposent.

Cela n’implique pas une remise en cause de l’autorité de la hiérarchie mais celle-ci s’affirme par la direction donnée (la finalité) et la fonction de contrôle que l’action collective va bien dans cette direction. Le rôle de la direction générale est structurant pour formaliser et promouvoir la raison d’être de l’entreprise et en permettre ses déclinaisons stratégiques. Il y a 25 ans, Kodak et FujiFilm ont dû affronter l’arrivée de la photographie numérique. La direction de Kodak s’est définie comme une société de photographie : elle a vendu en 1994 son activité de chimie (Eastman Chimical pèse aujourd’hui 10 milliards de dollars de chiffre d’affaires), n’a finalement jamais su produire des appareils photo de qualité et elle a fait faillite en janvier 2012. FujiFilm a considéré que son métier était d’amener la technologie d’image en se recentrant sur les boîtiers et accessoires de photographie et en cherchant de nouveaux débouchés à ses technologies (photocopieurs, imagerie médicale…).

Tous les collaborateurs, et pas seulement les managers, doivent connaître cette direction pour être responsabilisés. Il faut redonner du sens collectif pour que chacun identifie l’objectif de ce qu’il fait pour revenir vers cette finalité. L’entreprise définit sa raison d’être qui joue le rôle d’un phare dans une phase de transformation : il est essentiel de bien définir ce qui est stable quand tout doit bouger. Mais cette raison d’être doit être une réalité au risque sinon d’une perte dommageable de la crédibilité du leader.

Cela explique notamment le succès historique des entreprises mutualistes dans la banque et l’assurance au XXème siècle : une raison d’être guidée par leur statut coopératif et une responsabilisation des décisions au plus près du terrain.

Créer, c’est relier des choses entre elles, c’est tout.

— Steve Jobs

La puissance d’une entreprise se mesure désormais à celle de son écosystème.

Force est de constater qu’il est malgré tout difficile de concilier pour une entreprise une organisation productive et ce besoin d’agilité. L’entité doit donc chercher aussi à profiter de l’agilité externe. Cela passe par l’ouverture de son modèle de production sur le monde extérieur. Ce n’est plus l’entreprise qui a le plus de ressources internes qui s’avèrent la plus forte, mais celle qui a l’écosystème le plus large et puissant.

Certaines organisations sont plus adaptées pour affronter ces défis dans le monde ouvert actuel. La mondialisation issue de la baisse du coût des transports avait ouvert la voix dans le monde physique. Dans l’univers plus immatériel de l’économie numérique, la démocratisation des API (interfaces permettant des communications simplifiées entre les systèmes d’information des entreprises) ont généralisé un univers économique fonctionnant plus que jamais en écosystème.

Le monde fonctionne désormais ainsi : l’information avec Internet, la connaissance avec Wikipedia, la technologie avec l’open source, les agents économiques avec les plateformes… seules les entreprises semblent continuer à fonctionner sur une structure centralisatrice fermée. Mais certaines s’en tirent mieux que d’autres pour émerger et tirer partie de tendances émergentes ou de besoins mal servis.

C’est ce qu’ont bien compris les GAFA. Chacun, à sa façon, a mis en place une stratégie pour développer un écosystème puissant :

  • Google s’appuie sur la gratuité de ses outils pour déployer son univers (Androïd et YouTube sont devenus ainsi des leaders hégémoniques) ;
  • Apple a lancé son store d’application en 2007 pour renforcer l’attractivité de son iPhone ;
  • Facebook est une plateforme d’hébergement où tous les médias peuvent être partagés et au-delà de la plateforme, Facebook s’invite partout grâce à son identifiant digital "Facebook connect" ;
  • Amazon élargit son audience en accueillant tous les magasins du monde sur ce qui est devenu la première marketplace mondiale.

Or plus un écosystème est puissant, plus il écrase les autres car tous les agents ont intérêt à être dessus : the winner takes it all. Ceux qui tentent de conserver un modèle totalement intégré ne peuvent résister longtemps qu’avec de sérieuses barrières à l’entrée.

Dans le secteur bancaire, qui a traditionnellement organisé sa relation avec ses clients autour de ses agences, le mouvement d’ouverture touche jusqu’au modèle de la banque relationnelle. Celle-ci ne peut se contenter d’attendre que ses clients viennent en agence au regard de la baisse de leur fréquentation. Elle sera donc vraisemblablement amenée à aller à sa rencontre en se rendant là où il est, dans des écosystèmes tiers. On passe d’une relation client fondée sur l’agence, le téléphone et l'e-mail que l’entreprise maîtrise à des assistant vocaux, Facebook, Messenger et autres plateformes pilotées par des tiers. La banque devra sans doute elle-aussi s’imaginer en écosystème.

Pour les secteurs plus traditionnels, c’est aussi accepter qu’il y a plus de cerveaux hors de l’entreprise que dedans. Et ils sont plus libres de penser et d’agir. Ainsi plus une entreprise est contrainte en interne, plus elle devrait s’interroger sur sa capacité à utiliser le levier de l’agilité externe à son profit.

Ce n’est pas un hasard que le prestataire de paiement ayant connu le plus fort développement soit Stripe : il n’a fallu que cinq ans à l’entreprise lancée en 2011 pour atteindre une valorisation de 10 Md$. Son produit phare se résume à un bout de code pouvant s’intégrer très aisément par n’importe quel développeur de site marchand pouvant ainsi étendre son écosystème à une brique financière externe. Les développeurs de ses clients sont devenus ses promoteurs au sein d’organisation tiers.

Pour réussir cette extension, l’entreprise doit se transformer culturellement et techniquement. Culturellement pour être à même de poser son diagnostic stratégique impliquant des tiers et les modes de fonctionnement allant avec. De fait, c’est une capacité à identifier des partenaires atypiques, à envisager des modèles de partage de la valeur différents et des modes de contractualisation adaptés. Techniquement aussi car l’ouverture des systèmes impose des règles nouvelles de sécurité, d’intégration et de circulation de la data. Standardiser un fonctionnement sur le cloud est un exemple d’évolution à réussir aussi bien culturellement que techniquement. Quand une entreprise a une équipe informatique âgée et héritage technique ancien, ce n’est pas si évident.

L’innovation a donc besoin de s’organiser entre un monde dirigiste et un monde anarchiste. L’individu qui veut innover doit donc savoir organiser ses deux cerveaux : celui des intuitions qui s’appuie sur les émotions et celui du cognitif qui s’appuie sur la réflexion. Mais il a besoin d’un environnement propice à les laisser travailler ensemble.

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