Par Laurent Darmon
De la démocratisation de la technologie dans les entreprises de services
Dans les entreprises de service, la démocratisation technologique depuis 40 ans a profondément transformé les relations professionnelles. Le micro-ordinateur a notamment rendu le manager plus autonome et les postes d’assistante (systématiquement au féminin !) ont disparu dans de nombreux services. À l’inverse, le cadre moyen du tertiaire dit supérieur (conseil, communication, gestion, marketing…) se démultipliait dans les entreprises. Dans cet univers, la technologie a joué un rôle important dans l’évolution du traitement de l’information et, de fait, dans la modification des modèles d’entreprises performantes depuis quarante ans.
L’entrepris pyramidale, un modèle historique
L’organisation pyramidale des années 80 fonctionnait bien avec une information centralisée : celui qui avait l’information avait le pouvoir et son travail consistait à la traiter et à donner des ordres à son équipe en conséquence. Le traitement sur Ordinateur Personnel (PC) valorisait cette information en amont. L’expertise s’acquérait avec l’expérience et on développait de nouvelles compétences en montant dans la hiérarchie pour accéder à une information plus exhaustive. Dans ce monde, les jeunes diplômés plébiscitaient les cabinets d’audit et de conseil qui excellaient dans ce modèle hiérarchisé. Les entreprises recherchaient à leur tour les managers de ces sociétés de consultants. Dans des organisations de plus en plus importantes , le manager ne pouvait contrôler lui-même la cohérence de cette information descendante. Face à cette perte en ligne, il convenait dans les années 90 de donner du sens : on cherchait à partager le plan stratégique et l’objectif prioritaire de l’entreprise.
La revolution de l’email dans l’accès à l’information
L’arrivée du mail professionnel a permis à l’information de circuler facilement. Verticalement, mais aussi horizontalement. La hiérarchie perdure via la persistance de certaines règles précédentes : dans la forme (« bonjour », « cordialement », des phrases et paragraphes) et le circuit (on respecte la hiérarchie et les niveaux pour s’écrire directement). Apparu simultanément, le sms, qui justement ne reprend pas ces codes, resta davantage à la porte du monde professionnel.
Vers la surabondance d’informations
Le pouvoir appartient alors à celui qui sait récupérer cette information abondante, la hiérarchiser et la traiter « habilement » (ce terme relève de logique différente d’une société à l’autre). Comme sur le Web 1.0 où l’information est pléthorique pour qui sait la chercher. Le cadre à potentiel qui maîtrise ce nouveau réseau d’information devient très recherché car il est un hub d’expertise décentralisée. Le tournant du 21ème siècle voit ainsi l’émergence des chefs de produit et des chefs de projet, nouveaux graals des jeunes diplômés prometteurs. Les hiérarchiques déclinent alors les grandes lignes stratégiques au sein de chaque département via des reportings d’indicateurs de performance partagés régulièrement par mail sur sur l’intranet naissant.
La révolution de l’accès à l’information dans l’entreprise
Depuis une dizaine d’années, le fonctionnement du Web 2.0 arrive dans les entreprises. Si blogs, wikis et réseaux sociaux se sont imposés dix ans plus tôt chez les particuliers, il a fallu un peu de temps pour s’imposer au sein des entreprises. Le Web 2.0. permet à chacun de contribuer à l’échange d’informations et à interagir de façon simple. Cette simplicité va de pair avec la spontanéité qui s’accommode mal du contrôle de l’information et de la hiérarchie. Lorsque les entreprises déploient un Réseau Social d’Entreprise, elles imaginent initialement avoir besoin d’un modérateur pour en assurer le contrôle, mais le contrôle social du monde professionnel s’avère souvent suffisant.
Ce sont les applications professionnelles SaaS qui vont initier ce mouvement avec l’intégration d’une messagerie instantanée (comme Salesforce). C’est l’univers des startups qui va nativement adapter ces codes issus du Web 2.0 personnel. Logique puisque leur culture se bâtit avec des managers et salariés de la génération Y qui a connu l’introduction d’internet dans la vie quotidienne. Dans ces jeunes entreprises, deux phénomènes poussent à accepter une information partagée non seulement de haut en bas et horizontalement, mais tous simplement de chacun vers tous (y compris du bas vers le haut). Tout d’abord, parce que c’est le principe du seul monde que les jeunes embauchés connaissent : celui de Wikipedia (vs l’encyclopédie institutionnelle), de Facebook (vs la communauté fermée des vrais amis) ou des avis clients d’Amazon (vs le guide d’achat du laboratoire de la Fnac). Ensuite parce que les fondateurs de ces entreprises de taille réduite constatent une nouvelle évidence, liée à l’accélération technologique : les jeunes diplômés en savent plus qu’eux sur des aspects clé du succès de leur entreprise.
L’extension du champ de connaissances professionnelles
Rôdés à de nouveaux paradigmes technologiques (langage, serverless, sécurité…), des nouvelles approches (UX design, méthode agile, A/B testing pour décider), de nouvelles connaissances pratiques (référencement Google, méthode de growth hacking…). La réussite provient donc de la capacité à capitaliser sur ce nouveau savoir et à en faciliter la circulation. Ce sont logiquement les startups qui ont donc attiré les diplômés ces dernières années. Mais pour mobiliser la génération Z, encore faut-il les attirer et créer de l’engagement. Et cette génération en phase avec son époque a besoin de sens, un sens qui dépasse le cadre de l’entreprise (croissance, part de marché, rentabilité) pour rejoindre les enjeux sociétaux (inclusion, transition, bien-être). C’est pourquoi se doter d’une raison d’être, et s’y tenir, devient une nécessité pour rapprocher les collaborateurs de la technologie, du management et des clients.
De l’impact de la crise sanitaire sur l’organisation de l’entreprise
Avec la récente crise sanitaire, on perçoit que la visio-conférence est devenue la nouvelle technologie disruptive des entreprises. Dans l’univers des services, le télétravail imposé pendant les confinements a cristallisé le niveau d’intégration technologique de chaque organisation. Il a été un révélateur à la fois du chemin parcouru et des efforts – ou des retards , – de certains. L’essor du télétravail conduit l’entreprise décentralisée à devenir une entreprise éclatée où chaque maillon se retrouve autonome chez lui …. sauf que l’organisation entreprise n’a pas encore forcément évolué dans ce sens. Entre renforcement des reportings managériaux côté entreprises et « quiet quitting » côté salariés, les liens professionnels sont en cours de renégociation.
De l’agilité dans la stabilité
Toutes ces technologies qui se sont imposées étaient en phase avec des attentes du monde professionnel. Elles créent évidemment d’autres problèmes, comme d’augmenter le stress (accélération du temps, conciliation vie pro/privée) ou de réduire la capacité d’analyse (un slide dessiné sur PowerPoint remplace souvent un rapport argumenté). La place clé de l’humain est forcément à réinterroger (suis-je devenu une entreprise humaine rehaussée par le digital ou une société technologique rehaussée par l’humain ?). Pour autant, l’entreprise est un monde de stabilité assurée par des procédures et des outils parfois complexes à changer. Cela peut la rendre finalement assez peu agile pour se moderniser et rester en phase avec ses clients et les talents de demain. Il y a donc un enjeu d’agilité de plus en plus fort tant interne (dimension RH) qu’externe (dimension commerciale).
Comme souvent, la technologie peut être la solution et le problème.