Vous arrive-t-il de définir les dimensions sur lesquelles l’IA a vocation à remplacer les métiers existants ?
Aldrick Zappellini : Il s’agit à mon avis de la pire question à se poser, et pourtant, de nombreuses entreprises se la posent en ces termes. En se demandant bille en tête ce qu’on va remplacer avec l’IA, on introduit implicitement l’idée d’une compétition Humain / IA sur toutes les tâches. Or, au Crédit Agricole, nous avons défini ce que nous voulons vraiment que des humains réalisent. Nous sommes dès lors en mesure de déléguer – et le choix des mots est ici très important car l’Humain garde in fine le contrôle – certaines tâches à l’IA, et plus largement à la technologie, pour que les collaborateurs soient plus disponibles quand et où c’est essentiel pour nos clients. Dit autrement, nous voulons faire plus d’IA pour avoir plus d’Humain.
Cette approche permet-elle de conjurer certaines inquiétudes sur l’essor de l’IA ?
AZ : Les médias ont eu tendance à planter le décor début 2023 avec des gros titres parfois catastrophistes quant à l’impact sur les emplois. Dans de nombreuses entreprises, certains collaborateurs ont sans doute la crainte d’être remplacés tandis que d’autres sont inquiets parce qu’ils trouvent que les choses ne vont pas assez vite face à une compétition accrue. On essaye donc de trouver une voie médiane entre ces deux sentiments pour adopter l’IA tout en gardant la maîtrise.
L’IA générative est-elle en train de révolutionner les usages de la banque ?
AZ : Nous déployons des solutions IA depuis des années avec du machine learning, puis du deep learning. Ce sont des technologies que nous avons en production aujourd’hui parce qu’elles ont prouvé leur utilité pour certains cas d’usages. Elles sont souvent moins chères, moins impactantes pour l’environnement, et moins risquées que les solutions émergentes. Elles permettent également un déploiement relativement simple sur nos infrastructures internes et un entraînement sur des bases de données que nous maîtrisons. Cela ne signifie donc pas que nous n’utilisons pas l’IA générative ni que nous n’y croyons pas. Nous commençons toujours par expérimenter. Ainsi, entre mars 2023 et mars 2024, nous avons réalisé plus de 150 expérimentations afin que nos métiers comprennent et apprennent le potentiel de cette technologie.
Nous avons ensuite resserré les travaux autour de cas d’usage présentant le plus grand potentiel d’impact. Mais nous avons une stratégie d’adoption maîtrisée de l’IA Générative. C’est-à-dire que nous voulons l’adopter de manière volontariste mais, en même temps, en tant que tiers de confiance, nous ne sommes en aucun cas prêts à renoncer à la sécurité et à la fiabilité de notre système d’informations et à la protection des données de nos clients.
Quel bilan faites-vous de l’IA générative deux ans après le début des expérimentations ? Quels sont les cas d’usage les plus intéressants dans le secteur financier ?
AZ : Nous avons appris à comprendre les forces et les faiblesses de cette technologie. En affinant les besoins du terrain, nous confirmons régulièrement que l’IA générative n’est pas la solution appropriée sur certains cas, mieux traités par une approche de machine learning ou encore un simple calcul sur la donnée. Sur d’autres cas, nous pouvons retenir une solution hybride avec du machine learning ou du deep learning et de IA générative. Par exemple, sur la gestion des justificatifs d’une demande de prêt immobilier nous pouvons apporter grâce au deep learning une meilleure expérience client avec un guidage et une vérification instantanée en ligne des justificatifs. L’IA Générative va en général apporter une plus-value là où l’analyse d’une conversation et la génération d’une réponse sont nécessaires.
Sur le traitement des emails par exemple, une IA à base de machine learning va identifier les motifs de demande, et une IA Générative peut suggérer des éléments de réponses à valider par le conseiller. Pour intensifier ces usages de la Data et de l’IA, il faut souligner que le projet le plus stratégique est de moderniser nos outils afin que le recours à la donnée soit fluide et irrigue les parcours et processus clients et collaborateurs. In fine, le véritable enjeu pour l’adoption massive de l’IA, c’est la qualité et l’accessibilité de la donnée.
Nous sortons tout juste du Sommet pour l’action sur l’IA, est-ce que ce genre de rassemblement est réellement utile ?
AZ : Les gens comme moi, dont c’est le quotidien, n’apprennent pas forcément grand-chose dans ces événements qui sont toutefois absolument nécessaires. Leur richesse est avant tout de faire se croiser des personnes qui ne se seraient peut-être pas rencontrées spontanément. Personne n’a la clef à lui tout seul, et il est essentiel d’avoir des rendez-vous fédérateurs pour initier des coopérations et les travaux collectifs nécessaires à une adoption maîtrisée et responsable.
Début 2023, Les Échos publiait une tribune présentant l’IA conversationnelle ChatGPT comme « un fossoyeur de banques ». Quelle est votre vision deux ans plus tard ?
AZ : On le voit déjà, l’impact sur les métiers n’est pas celui qui avait été anticipé à l’époque. Je reste malgré tout prudent. Nous avons souvent tendance à surestimer ce qui va se passer dans les 2 ans, et sous-estimer ce qui se passera dans les 10 ans. Cela ne doit donc pas être un prétexte à l’inaction : ce n’est pas parce qu’il ne s’est pas passé autant que ce qui avait été annoncé face à l’émergence de certaines technologies, qu’il faut relâcher la vigilance. Il y a peut-être une bulle sur l’IA générative qui va se dégonfler, mais il y aura sans doute une transformation de nombreux métiers grâce au digital et à l’ensemble des technologies d’IA sur une période beaucoup plus longue.
La Fabrique by CA
Valentin Pringuay