27 Oct, 2025 | Article

Hybridation des startups dans un grand groupe : comment passer du « coup de foudre » à une croissance maîtrisée et durable

Rencontre avec David Charretier, Directeur des Projets d’Industrialisation & d’Internationalisation à La Fabrique by CA / INA, qui revient sur les clés d’une hybridation réussie entre startups et grands groupes.

Pourquoi le Crédit Agricole fait-il parfois le choix d’acquérir une startup, et quand ne faut-il surtout pas le faire ?

Lorsque le Groupe fait une acquisition, l’objectif est toujours de répondre à une question stratégique simple : quelle brique manquante nous empêche aujourd’hui de mieux servir nos clients ? Qu’ils soient particuliers, professionnels ou chefs d’entreprise, et comment gagner du temps par rapport au choix d’une création interne. Lorsqu’une startup permet de compléter une offre existante, d’apporter une brique technologique clé ou de bénéficier d’un effet de levier commercial via notre réseau, l’acquisition s’impose naturellement. Elle s’inscrit dans une approche industrielle claire, avec des objectifs de synergies business, technologiques et humains bien identifiés.

À l’inverse, si une acquisition n’est guidée que par une logique de communication ou par un effet de mode, si elle n’a pas d’ancrage stratégique solide ni de sponsor métier clair, on risque un mariage forcé, sans valeur durable, avec beaucoup d’énergie dépensée pour peu de résultats.

Vous parlez d’« hybridation » plutôt que d’intégration. Qu’est-ce que cela change ?

Le terme est important. Intégrer suppose souvent que la startup doit se plier aux codes, aux processus et à la culture du grand groupe. Or, ce serait une erreur. On tuerait ce qui fait sa force, son agilité, sa créativité, sa capacité à innover sans trop de lourdeur bureaucratique.

L’hybridation, c’est autre chose : c’est accepter que l’on ne fusionne pas deux mondes, mais qu’on crée un écosystème commun où chacun conserve ce qui fait sa valeur. La startup garde sa vitesse d’exécution, son focus produit, sa culture entrepreneuriale. Le grand groupe apporte sa robustesse IT, sa capacité d’investissement, son réseau de distribution, sa maîtrise réglementaire.

En clair, on ne demande pas à une startup de devenir une banque, ni à une banque d’adopter le rythme d’une startup. On construit une zone hybride, un équilibre entre la rapidité et la rigueur, entre la croissance et la solidité. C’est ce que les Anglo-Saxons appellent le balancing act : croître vite, mais en renforçant les fondations pour ne pas s’effondrer en chemin.

Concrètement, quel est votre rôle d’« hybrideur » dans ce processus ?

Je me vois comme un connecteur entre deux mondes qui n’ont pas l’habitude de se parler.

D’abord, je suis un facilitateur business : je crée des ponts rapides entre la startup et les métiers, filiales, directions ou réseaux du Groupe. Seule, une startup mettrait des années à identifier les bons interlocuteurs parmi les 160.000 collaborateurs du Groupe Crédit Agricole. En deux ans, pour une seule acquisition, nous avons ouvert l’accès à plus de 35 réseaux de distribution au sein des Caisses régionales, 5 filiales et 10 directions métiers. C’est le fruit de vingt ans passés dans cinq pays, avec un carnet d’adresses qui permet d’accélérer des mises en relation vitales pour le passage à l’échelle.

Ensuite, je suis un traducteur. Les startups parlent MVP, API, growth hacking. Le grand groupe parle roadmap IT, conformité, sécurité SI. Ces deux langages ne se comprennent pas spontanément. Mon travail est de rendre compatibles leurs rythmes, leurs contraintes, leurs priorités. 

Enfin, je joue le rôle de médiateur quand des tensions apparaissent. Elles sont inéluctables, sur les délais, les arbitrages, la gouvernance… Il faut parfois réconcilier des logiques qui s’opposent pour garder tout le monde aligné. C’est pour cela que j’aime l’image du Rafale et du porte-avions : le Rafale, c’est la startup, rapide, agile mais fragile ; le porte-avions, c’est le Groupe, massif, structuré, avec une inertie naturelle. Mon rôle, c’est celui du contrôleur aérien : faire en sorte que l’atterrissage soit réussi, et que le vol continue longtemps.

Pour filer la métaphore, comment passe-t-on du pilote à une mise à l’échelle réussie ?

La première année, tout paraît facile. Un pilote fonctionne bien, un réseau distributeur joue le jeu, quelques clients sont enthousiastes, et la startup vit sur l’adrénaline de l’après-acquisition. Mais la vraie difficulté, c’est le passage à l’échelle. On passe d’une logique « build » à une logique « run ». Il faut désormais une infrastructure IT plus robuste, un support client dimensionné aux objectifs de croissance, des processus de qualité, une sécurité irréprochable, une donnée unifiée. Sans cela, la croissance crée plus de problèmes qu’elle n’en résout.

C’est pourquoi nous changeons rapidement le mix d’investissement : d’un modèle 95 % build et 5 % run, on rééquilibre à 80 % contre 20 %. On consolide le support, on sépare les environnements de développement et de production, on unifie le CRM et la base client, on met en place un suivi rigoureux de l’onboarding et de la satisfaction. L’objectif est d’ industrialiser sans tuer l’agilité.

Comment éviter d’éteindre la dynamique d’une startup en l’intégrant dans un grand groupe ?

Le risque, c’est évidemment le top-down brutal. Si on impose du jour au lendemain les process, la gouvernance et les comités, le résultat se fait sentir dans la perte d’agilité et la frustration générale. À l’inverse, si on ne structure rien, on court droit vers des incidents clients, des risques IT, une perte de crédibilité commerciale, avec un risque image fort auprès des clients existants des réseaux de distribution.

La solution réside dans une hybridation progressive. On conserve au départ la culture, les outils et le nom de la startup. On intègre progressivement la gouvernance du Groupe, les process de conformité, les outils partagés. Et surtout, on seniorise les équipes pour gagner en crédibilité auprès des réseaux et des clients, tout en gardant l’esprit entrepreneurial.

Quelles sont les erreurs qui, selon vous, peuvent tuer une hybridation ?

La première, c’est l’intégration trop brutale. La deuxième, c’est le sous-investissement dans des domaines clés tels que le support client, sécurité IT, gouvernance technique. La troisième, c’est de dévier de la rodamap en acceptant trop de personnalisations non réplicables. Ces trois écueils se résolvent avec une gouvernance légère mais ferme, des KPI clairs et la capacité à dire « non » quand il le faut, pour protéger la trajectoire long terme.

Quel est le profil idéal d’un intégrateur ou « hybrideur » de startups au sein d’un grand groupe ?

Il faut la mentalité d’un trentenaire, l’énergie d’un quadragénaire et le réseau d’un quinquagénaire. Cela veut dire qu’il faut être curieux, à l’aise avec la culture startup, mais capable de dialoguer avec des DSI, des directeurs juridiques, des comités exécutifs. Quelqu’un qui comprend la logique produit, la culture client, la rigueur IT et sécurité, mais qui a aussi un sens politique pour naviguer dans les organisations complexes. 

Pouvez-vous donner un exemple d’hybridation réussie versus ratée ?

Une hybridation réussie, c’est une opération où il existe dès le départ une approche industrielle claire : on sait pourquoi on achète, sur quel segment on déploie, avec quel calendrier. On commence par un pilote sur un réseau ou avec un partenaire, on fait un bilan complet du pilote et on corrige le tir si nécessaire, on investit, on mesure la satisfaction des clients et des « distributeurs ». Résultat : au bout de quelques mois, les premiers succès commerciaux arrivent, les indicateurs clients sont au vert, et on peut envisager par exemple une expansion internationale avec plus de confiance. 

Une hybridation ratée, à l’inverse, se caractérise par l’absence de sponsor métier, des promesses floues, une dette technique qui explose, des incidents clients répétés, des tensions avec les réseaux et une fuite des talents clés. La différence, au fond, tient à la préparation initiale du dossier d’acquisition, et à la qualité de la gouvernance mise en place.

Si vous deviez laisser un « kit d’hybridation» aux dirigeants qui s’engagent dans une hybridation, que contiendrait-il ?

Une feuille de route en quatre temps. Avant la signature, il faut tester l’appétence client, valider la faisabilité commerciale avec des réseaux pilotes, et s’assurer que l’IT, la sécurité et le juridique sont prêts pour éviter les blocages post-acquisition.

Dans les 6 premiers mois, on met en place une gouvernance légère, on définit les KPI clés, on sécurise l’infrastructure, on unifie le CRM et on produit les premiers kits de vente. Entre 6 et 12 mois, on rééquilibre l’investissement vers le RUN et on lance des pilotes multi-réseaux. Enfin, entre 12 mois et 24 mois, on enclenche une phase de scale maîtrisé : on consolide la base, on ne développe que des fonctionnalités adjacentes pertinentes, on investit dans la marque et les preuves d’usage, et on pilote la croissance pour qu’elle soit durable.

Dit autrement, il faut absolument éviter de tomber dans le piège du « tout, tout de suite » et donner un cadre temporel clair pour réussir l’hybridation.

C’est la méthode que vous avez déployée avec Worklife ?

Le groupe Crédit Agricole fait le choix de se lancer dans les avantages salariés en acquérant Worklife en 2023. Deux ans plus tard, c’est une hybridation qui a produit des résultats tangibles à tous les niveaux, tout en préservant l’ADN de la startup grâce à la méthode dont nous venons de parler. 

Sur le plan commercial, nous avons réussi à mobiliser les 37 Caisses régionales en 18 mois pour distribuer la solution auprès des entreprises clientes. Cela représente près de 150 commerciaux engagés sur le terrain et un véritable changement d’échelle pour l’entreprise qui passe d’un modèle avec une petite force de vente centralisée à une couverture nationale complète. En l’hybridant avec le Groupe, nous avons ouvert un marché potentiel de plus de 80 000 entreprises clientes sur tout le territoire français.

En parallèle, nous avons fait en sorte que la solution ne soit pas seulement vendue, mais aussi déployée en interne. En équipant 40 000 collaborateurs du Crédit Agricole avec l’offre Worklife, nous donnons à nos équipes une expérience directe de l’outil. Cela change tout car les commerciaux parlent d’une solution qu’ils utilisent eux-mêmes, ce qui renforce leur crédibilité et leur capacité à convaincre les chefs d’entreprise.

Ensuite sur le plan stratégique, Worklife n’est pas restée une offre isolée. Nous l’avons intégrée dans une proposition RH plus globale, répondant à des enjeux clés pour les PME : attractivité des talents et pouvoir d’achat des salariés. Cela nous a permis de porter un message fort au niveau national, avec une communication cohérente et une vision partagée par l’ensemble des entités du Groupe.

Enfin, sur le plan digital, nous avons transformé l’application mobile Worklife en un véritable HUB RH dans la poche des collaborateurs des entreprises clientes. Partant de la brique initiale de Worklife, nous avons progressivement étendu les usages pour adresser une expérience collaborateur beaucoup plus large, tout en nous appuyant sur l’actif digital de la startup.

Au final, cette hybridation réussie repose exactement sur les principes que nous avons évoqués : une thèse industrielle claire, une mobilisation rapide des réseaux, une intégration progressive dans l’écosystème Groupe et un pilotage rigoureux à chaque étape, avec des indicateurs de satisfaction client, de distribution et d’adoption interne suivis mois après mois.